dimanche, juin 09, 2002

Revue d'Histoire Littéraire de la France. Novembre-Décembre 1999. 99ème année. N°6


INVITATiON STENDHALIENNE



Lorsque Clélia, devenue Marquise Crescenzi, s'est donné pour prison son propre palais et jardin, elle
découvre dans l'allée qu'elle affectionne « des fleurs arrangées en bouquets et disposées en un ordre qui
leur donne un langage ». Toute autre personne passant en ces mêmes lieux, aurait été sensible à la beauté de
ces fleurs, l'accord des couleurs et leur fraîcheur, mais ces bouquets auraient été muets. Par contre, pour
Clélia, disposant de la clef de lecture, ils sont éloquents. Deux interprétations s'offrent.

Dans La Chartreuse de Parme (1), miroir promené le long d'un chemin italien dans l'Europe de la Sainte
Alliance, les facettes sont nombreuses et chacun y trouve ses préférences. Stendhal présente une galerie de
personnages fortement individualisés, enlevés au galop d'une intrigue allègre, dans un duché au parfum de
violettes où les poignards se dissimulent, les poisons tuent et atroces sont les vengeances, mais baignant
d'une poésie empruntée aux lacs de Lombardie, et vibrant, ici et là, d'une sensibilité comparable à celle de
la musique de Mozart ou des toiles du Corrège. Dans cette ample chronique, le lecteur peut retenir, à son
gré, un roman poétique exaltant la chasse au bonheur dans une Italie imaginaire ; un roman historique se
déroulant dans l'Italie de la Restauration : un roman dans la tradition picaresque par sa peinture d'un
monde de comédiens, de courtisans et de petites gens; un roman de cape et d'épée par les épisodes où le
goût de Stendhal pour les déguisements, intrigues et duels se donne libre cours ; y déceler un « charmant
manuel de coquinologie politique » ; un opéra-bouffe, conduit par Ranuce-Ernest IV ; ou enfin, le
chef-d'oeuvre du lyrisme stendhalien. C'est une sorte de polyphonie. A chacun sa Chartreuse.

« Le plus beau roman du monde », selon André Gide, se réduit-il à ces lectures ? Comme Mozart dans La
Flûte enchantée, Stendhal a déployé un tel art, que, dans leur immense majorité, les lecteurs sont tentés de
se complaire aux péripéties et aux intrigues de la nouvelle. Aujourd'hui Die Zauberflöte ne peut être
simplement considéré comme un opéra enchanteur par sa musique et déroutant par la confusion du livret de
E. Schikaneder, mais doit désormais être compris comme une oeuvre ésotérique. De même La Chartreuse
appelle-t-elle une lecture au second degré. S'il existe des âmes « qui peuvent s'élever jusqu'à sentir les
fresques du Corrège à Parme », pourquoi ne pas tenter de monter à une altitude supérieure pour percevoir
certains accords ? De se livrer à une interprétation anagogique, comme diraient les beaux esprits ?

Vous pouvez donc soit vous placer à l'orchestre et vous distraire à suivre les aventures terrestres
(lesquelles sont blâmables) de la duchesse Sanseverina - ne faisait-elle pas la pluie et le beau temps à la
cour de Parme ? -. soit - si vous le saisissez à demi-mot - répondre à l'invite de l'auteur et vous installer
dans sa propre loge à la Scala. Être aux côtés de Stendhal, c'est voir le monde de haut.