dimanche, juin 02, 2002


* LE MONDE | 29.05.02 | 11h24
Le brûlot d'Oriana Fallaci contre les fils d'Allah
"La Rage et l'Orgueil", le livre de la célèbre journaliste qui a déclenché un houleux
débat en Italie, paraît en France chez Plon. L'auteur y fait l'amalgame entre musulmans,
immigrés et terroristes, considérant les attentats du 11 septembre comme un révélateur
de la vraie nature de l'islam.

La sortie , en Italie, de La Rage et l'Orgueil d'Oriana Fallaci (Plon, 196 p., 15 EUR )
et le scandale qui s'en est suivi ont dénaturé le débat sur le 11 septembre et ses
conséquences.
Dans son livre, la fameuse journaliste transalpine
mélange sans précautions l'islam, le terrorisme et la
présence des musulmans en Europe pour faire des
attentats de New York le révélateur par excellence de la
civilisation musulmane dans son essence. Celle-ci
serait, selon Mme Fallaci, tout entière tournée vers la
destruction et le pillage de l'Occident.

La rage que lui a inspirée l'attaque sur les tours jumelles, le
spectacle des gens qui se jetaient dans le vide "en agitant les bras
et les jambes, en nageant dans l'air", avant de "s'écraser comme
des pierres", nous valent des pages très fortes, qui témoignent du
caractère unique de l'horreur qui s'est abattue ce jour-là sur le
monde, et rappellent qu'aucune impunité ne doit être accordée à
ceux qui ont commis ce crime contre l'humanité.

Mais comment peut-on en assigner la responsabilité collective,
sans autre forme de procès, à tous les "fils d'Allah" - selon
l'expression de Mme Fallaci - dépeints, principalement au travers
des immigrés en Europe, comme des délinquants, violeurs,
prostituées, sidaïques, qui "urinent dans les baptistères" et "se
multiplient comme les rats" ?

CLICHÉS CONNUS

Critique-t-on ces simplifications (où l'on retrouve les clichés sur
le juif dans la littérature antisémite ou sur l'Italien dans la presse
française extrémiste d'avant-guerre), et l'on se voit qualifié de
pauvre idiot terrorisé par le "politiquement correct", d'aveugle ou
de complice. Le temps n'est plus à la réflexion, mais aux "coups de
pieds dans les couilles", dont l'auteur nous informe au fil des pages
qu'elle a gratifié régulièrement les immigrés qui l'agressent en
Italie.

La Rage et l'Orgueil pose toutes sortes de problèmes préoccupants pour le type de débats que nos
sociétés peuvent mener sur des questions aussi graves que le 11 septembre et ses conséquences -
comme sur l'immigration, l'insécurité et leur représentation. Son extraordinaire succès dans les
péninsules Italienne et Ibérique, son inscription programmée dans la liste des best-sellers, au côté d'un
autre livre au contenu consternant - L'Incroyable Imposture, d'un certain Thierry Meyssan - augurent
mal du niveau de la réflexion collective face à l'un des défis les plus graves auxquels est confrontée la
civilisation en ce début de millénaire.

Une époque qui érige Mme Fallaci et autres M. Meyssan en phares de l'intelligence manifeste le désarroi
de la pensée et l'incapacité des intellectuels : c'est une sorte de victoire pour les fanatiques, pour
Oussama Ben Laden et consorts. Sans doute le succès est-il imputable à ce que ces ouvrages révèlent
par leur démarche même de la psychologie des foules. L'amalgame et la confusion entre le terroriste et
l'immigré, les attentats du World Trade Center et l'insécurité sont à la racine du livre. Ils expriment, sur
un mode viscéral et subjectif qui se veut explicitement l'ennemi de toute réflexion (bonne pour les
aveugles et autres complices politiquement corrects), ce sentiment de peur que traduit, dans le secret des
isoloirs, l'inflation des votes pour l'extrême droite en Europe et l'adhésion massive au manichéisme de la
"guerre contre la terreur" en Amérique. De ce point de vue, il faut prendre ce type de cri au sérieux, en
faire une lecture sociologique.

COMPRENDRE LE POPULISME

Cela peut nous aider à démonter les ressorts du populisme d'aujourd'hui, à comprendre comment Ben
Laden a réussi à donner son nom et son icône à la peur, à monopoliser l'univers de l'image télévisuelle, à
polariser la figure respective du mal et du bien de laquelle hommes politiques réactionnaires comme
activistes islamistes radicaux font leur miel. Arrivent ces jours-ci du Moyen-Orient, via les sites
Internet, la presse et les tracts, de longues listes de "produits juifs" (de la lessive aux sodas et aux
pièces détachées) qu'il est ordonné aux bons musulmans de boycotter. Un délire populiste répond à
l'autre. Mais l'ampleur de la catastrophe qui a commencé le 11 septembre mérite tout de même un débat
d'une autre gravité.

C'est le rôle civique des intellectuels de sortir de leurs cénacles pour prendre le risque, sans tabou ni
complaisance, du débat public. Sans quoi il est vain de déplorer que la démagogie rafle la mise, inonde le
marché de l'édition, et flatte les instincts au lieu d'aiguiser l'esprit. C'est aussi le rôle des médias d'avoir
des exigences à la hauteur des défis de société majeurs auxquels nous sommes confrontés : tout
l'automne, le petit écran a fait défiler en boucle des experts instantanés gorgés de certitudes factices, au
détriment de la réflexion en profondeur sur le séisme que venait de subir le monde. Puis, tout le printemps,
il a trait l'inépuisable vache à lait électorale de l'insécurité et de l'immigration.

Rendons grâces au livre de Mme Fallaci de boucler la boucle, et espérons que ses succès éditoriaux
réveilleront les énergies civiques des intellectuels, comme les succès électoraux de Jean-Marie Le Pen le
21 avril ont réveillé le 5 mai les énergies civiques de la société française.

Gilles Kepel

* ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.05.02